Esprit du temps et expositions nationales - Les curateurs de NEXPO

Juri Steiner: C’est sur les marchés aux puces, alors que j’étais adolescent, que j’ai découvert les expositions nationales en tant que grandes manifestations suisses. On y trouvait toujours des souvenirs et des livres sur le sujet. Puis, peu avant le tournant du millénaire, l’idée d’une nouvelle exposition nationale portant la signature de la première directrice artistique, Pipilotti Rist, a été lancée. Le signal était étonnant. Beaucoup d’acteurs culturels avaient auparavant rejeté l’idée d’une nouvelle Expo. À l’époque, il n’était ni opportun ni de bon ton de participer à un tel grand projet.

Il ne faut pas oublier que le scandale des fiches et le débat sur le 700^e anniversaire de la Confédération étaient encore présents dans les esprits. Les rapports entre la culture et l’État étaient tendus. C’est peut-être justement pour cela qu’Expo.02 est devenue une plateforme pour des artistes plus jeunes, qui se disaient: ici, je peux prendre la responsabilité de quelque chose de nouveau. C’est ainsi que moi aussi, j’ai commencé à considérer les processus politiques et les manifestations culturelles en amont d’Expo.02 d’un tout autre œil. On se sentait un peu comme des gosses découvrant pour la première fois une atmosphère de cirque.

Anne-Outram Mott: Ma situation était différente. En réalité, je ne savais même pas ce qu’était une exposition nationale, car je n’ai pas grandi en Suisse et ce genre d’expositions est unique au monde. J’associe Expo.02 à la découverte du Pays des Trois-Lacs. Les lacs, l’eau et l’idée d’investir toute une région pour réfléchir au présent et à l’avenir de la Suisse. C’est ce qui donnait, à mes yeux, son caractère unique à l’Expo. Je trouve aussi que rassembler des gens de tous les âges, avec leurs particularités locales, régionales, urbaines ou rurales est essentiel pour une exposition nationale. Ce type d’ouverture, cette culture destinée à tous, c’est surtout ceci que j’ai retenu d’Expo.02.

Juri Steiner: L’esprit de l’époque se révèle dans l’interprétation d’une exposition nationale. Force est de constater qu’en termes d’identité, le format de celle-ci est le fruit d’un long processus. Si l’on songe aujourd’hui à Expo.02, on se rend bien compte qu’elle était empreinte de l’esprit hédoniste du tournant du millénaire. Autre exemple: la Landi de 1939, marquée par le renforcement de la culture propre à la Suisse et qui visait à se défendre contre les influences étrangères inquiétantes.

Tout cela montre que l’esprit du temps a toujours été présent. Mais ce n’est qu’avec le recul qu’on s’en aperçoit. Quand on lit des livres ou regarde des films sur l’Expo 64, on sent que la société de consommation était encore jeune et «naïve», selon nos critères actuels. Dans un même temps, la menace de la guerre froide planait, ce qui explique l’immense pavillon hérisson de l’armée. Mais plutôt que le hérisson, ce que l’on retient sans doute aujourd’hui, c’est la machine de Jean Tinguely, la sculpture cinétique de grande taille «Eurêka», composée de bielles, d’engrenages et de métal. Cette machine noire faisait du bruit. Ses rouages et ses barres tournaient dans différentes directions, mais elles ne produisaient rien. On peut y voir une allégorie critique de la société de consommation, voire un appel à la prise de conscience. J’en retiens que lors des expositions nationales, il y a des choses qu’on peut planifier et d’autres qui arrivent, tout simplement. Mais je crois aussi, y compris en ce qui concerne le projet NEXPO, qu’il est aujourd’hui plus difficile de découper de grandes tranches de l’esprit du temps.

Juri Steiner: Le caractère décentralisé, participatif et évolutif dénote à mon sens clairement la nouveauté et la pertinence du format de NEXPO. Tout a commencé lorsque durant l’été 2016, les maires des dix plus grandes villes suisses ont déploré autour d’un espresso l’échec du projet d’exposition nationale en Suisse orientale. Toutes et tous sont tombé-e-s d’accord pour prendre l’initiative et ne pas laisser disparaître le «dinosaure», pour reprendre le terme dont le journal Neue Zürcher Zeitung (NZZ) avait affublé l’Expo. Au contraire, ils/elles voyaient là une opportunité, à condition de repenser le format.

De cette constellation résulte le caractère décentralisé de NEXPO, que l’on pourrait au premier abord considérer comme un inconvénient. Mais qu’on puisse seulement envisager une réalisation décentralisée est peut-être aussi un signe des temps. La décentralisation est un principe fondamental en Suisse et reflète l’esprit de notre époque. Prenons l’exemple de la blockchain: là encore, il est question de décentralisation.

Anne-Outram Mott: Ce que nous souhaitons, c’est une exposition nationale qui soit conçue pour et avec les habitant-e-s de la Suisse. La dimension participative est évidemment cruciale ici. Nous voulons permettre à la population de s’exprimer activement sur ce qui fait notre pays. L’objectif est d’éveiller la curiosité et l’intérêt, de favoriser l’«empowerment» individuel et d’encourager le sentiment de communauté. Nous pouvons réussir à définir ensemble la diversité. L’objectif principal n’est pas de faire du collectif une unité, mais de mieux appréhender et analyser la diversité en Suisse pour en identifier le dénominateur commun ou rendre ses différences fertiles.

Juri Steiner: À travers une exposition nationale, nous définissons notre espace de vie. Tout le monde doit avoir le droit de le façonner, parce qu’il appartient à toutes et à tous: il s’agit de tes montagnes, de ton eau, de ta ville, de ton agglomération! L’appel à la créativité et à la participation est très important, notamment pour la jeune génération. NEXPO est un projet culturel générationnel, qui donne forme aux idées de ce que la Suisse au XXI^e siècle pourrait représenter.

Juri Steiner: Il s’agit de créer des incitations pour que NEXPO soit vraiment participative et elles ne doivent pas être purement économiques, se limiter à de l’argent. L’exposition nationale a toujours été l’exemple type de l’événement au coût pharaonique, organisé par la Confédération, les cantons, les villes hôtes et les sponsors et mécènes privés. Mais il existe aujourd’hui d’autres formes de financement pour les projets culturels et autres. C’est la culture du financement participatif, axée sur les valeurs et pas uniquement la rentabilité. L’argent provient de personnes qui estiment qu’il est investi de façon judicieuse et pertinente.

Cette idée a aussi un côté ludique. Je veux dire par là que NEXPO n’a pas seulement besoin de l’«homo œconomicus», mais aussi de l’«homo ludens». Après tout, il existe cette belle conception romantique que l’être humain n’est véritablement humain que lorsqu’il joue.

Anne-Outram Mott: NEXPO se veut un catalyseur d’initiatives, qu’elles existent déjà ou restent à inventer. Nous la concevons comme une plateforme d’expérimentation d’idées et un espace d’expression pour la jeunesse. C’est pourquoi la diversité est à mon sens le b. a.-ba. Elle englobe les régions, les traditions, les langues, mais aussi les rencontres intergénérationnelles. À une époque où tout change très vite, nous devons donner à la population la possibilité d’échanger. Patrie, progrès, transition écologique, tradition ou tolérance: les valeurs que nous voulons défendre à l’avenir doivent être discutées, débattues et négociées ensemble. La diversité ne se limite donc pas à l’aspect régional, elle s’intéresse aussi à la palette des opinions et valeurs selon les générations.

Anne-Outram Mott: La Suisse est une nation née de la volonté de ses citoyens, une communauté délibérément choisie, qui ne possède ni langue ni religion commune. Une exposition nationale est l’expression emblématique de cette volonté, dont les effets persisteront sans aucun doute au-delà de l’édition à venir.

Juri Steiner: À mon sens, l’association – en tant que principe typiquement suisse de rassemblement, d’engagement civil et de droit de se faire entendre – survivra à nos expositions nationales. Une association est démocratique; c’est un modèle social couronné de succès. Ce n’est pas pour rien que NEXPO aussi est une association.